La sécurité de l'emploi offerte par la fonction publique
Elle exerce moins d'attraction en période de reprise ! Quand le marché du travail des cadres se redresse, les étudiants postulent moins nombreux au concours de l'ENA.
Les lecteurs assidus du Bulletin quotidien, le
bréviaire (quasi) officiel de la haute fonction publique, n'en sont pas
encore revenus : ce 18 décembre 2000, la livraison du jour annonçait
encore trois nouveaux départs vers le privé. Et quels départs ! Par
ordre d'apparition dans la carrière : Anne Le Lorier, chef du service du
financement de l'Etat et de l'Economie à la direction du Trésor, un
temps promise aux plus hautes destinées « trésoriennes », rejoint le
comité exécutif de Fimalac ; Frédéric Lavenir, inspecteur général des
Finances, sorti major de la promotion Diderot et ancien directeur
adjoint du cabinet de Dominique Strauss-Kahn, intègre l'état-major de
BNP Paribas Lease Group ; quant au plus jeune, Arnaud Chneiweiss, 34
ans, il quitte le cabinet de Laurent Fabius pour devenir secrétaire
général et directeur des affaires juridiques du réassureur Scor. Certes,
le « brain drain » des hauts fonctionnaires vers le privé ne date pas
d'hier. Déjà, en juin 1984, une petite annonce iconoclaste à la rubrique
« demandes d'emplois » du quotidien Le Monde avait fait l'effet d'une
bombe : « Offrez-vous un énarque ! » suggéraient, leurs noms et qualités
à l'appui, sept élèves de la promotion Louise Michel bien décidés,
avant même leur sortie de l'école, à trouver un job dans le privé. Mais
le phénomène s'accélère. Les énarques désertent le service de l'Etat de
plus en plus nombreux. Et de plus en plus jeunes.
Pire, si, comme le veut la tradition de la vénérable maison, le rang de sortie constitue un gage d'excellence (voir encadré mode d'emploi), le phénomène touche en premier lieu les meilleurs éléments. « Paradoxalement, les énarques qui quittent la fonction publique sont majoritairement ceux qui, issus des grands corps, occupent les postes les plus intéressants et disposent de la plus forte mobilité », constate Marie-Françoise Bechtel, directrice de l'ENA.
Pire, si, comme le veut la tradition de la vénérable maison, le rang de sortie constitue un gage d'excellence (voir encadré mode d'emploi), le phénomène touche en premier lieu les meilleurs éléments. « Paradoxalement, les énarques qui quittent la fonction publique sont majoritairement ceux qui, issus des grands corps, occupent les postes les plus intéressants et disposent de la plus forte mobilité », constate Marie-Françoise Bechtel, directrice de l'ENA.
Illustration par l'exemple : douze ans après
leur sortie de l'Ecole, quelque 20 % des lauréats de
Liberté-Egalité-Fraternité (1989), soit 28 diplômés sur 139, sont déjà
partis dans le privé. Le destin de cette dernière « grosse » promo de
l'ENA et les motivations de ceux qui ont déjà sauté le pas sont
représentatifs de ce nouvel état d'esprit. « Après dix ou quinze ans,
ils ont l'impression d'avoir fait le tour des expériences que pouvait
leur offrir l'administration », estime Arnaud Teyssier, président de
l'Association des anciens élèves de l'ENA. Un constat que confirme cet
ex-conseiller référendaire à la Cour des comptes. « Au bout de sept ans,
j'ai réalisé avec angoisse que je pouvais rester 42 ans dans le même
bureau à faire le même métier, aussi intéressant soit-il ! » Et encore :
par la variété de leurs missions et une plus grande souplesse dans la
possibilité de faire des allers-retours entre administration et privé,
les membres des grands corps sont les mieux lotis. « A 25-30 ans,
l'administration offre davantage en terme de responsabilités et
d'intérêt des postes que n'importe quelle entreprise, estime Régis
Turrini (promo 1989). Mais passé 40 ans, votre carrière plafonne,
surtout si vous occupez un poste d'administration centrale. » C'est
pourquoi, sans attendre l'échéance fatidique, il a rejoint Arjil &
Associés Banque comme associé-gérant. Pour un sous-directeur de 35 ans,
la perspective de devoir attendre dix ou quinze ans qu'un fauteuil de
directeur se libère n'est effectivement pas des plus motivantes !
Surtout lorsqu'au même moment, les camarades partis dans le privé
montent quelques grands deals internationaux... « Auparavant, on
attendait le grade d'administrateur civil hors classe, correspondant à
douze ou treize ans de services, confirme Marc Deby, responsable du
service carrière à l'Association des anciens élèves de l'ENA.
Aujourd'hui, ceux qui veulent changer d'horizon envoient des CV quatre
ou cinq ans après leur arrivée dans l'administration. »
La désaffection croissante des jeunes énarques
tient aussi au style de management qui prévaut encore dans la haute
fonction publique : manque d'autonomie, certitude que le talent dont on
fera preuve dans sa vie professionnelle ne compensera jamais le rang de
sortie... « Avant de signer un courrier, un administrateur débutant doit
obtenir le feu vert de trois, voire neuf échelons hiérarchiques ! »
souligne François Fayol, secrétaire général adjoint de l'Union
confédérale des cadres CFDT. Une contrainte que les plus jeunes
supportent difficilement. « En administration centrale, il existe
beaucoup de structures inutiles, confirme Nicolas Bodson (promo 1989),
qui a préféré créer son cabinet d'avocats. On perd beaucoup de temps
dans d'innombrables réunions interministérielles où vingt
administrations veulent faire entendre leur voix. En tant que chef de
bureau au ministère de l'Intérieur, j'ai pu faire aboutir en deux ans
deux ou trois grands projets que j'avais proposés ! »
L'autre raison dont nos énarques, jeunes et
moins jeunes, ne parlent que du bout des lèvres est sonnante et
trébuchante : « A 30 ans, la question de la rémunération est secondaire.
En revanche, la perspective de rémunération, celle que l'on peut
espérer à la quarantaine, entre très certainement en ligne de compte »,
avoue un ancien de la promo 89 très tôt converti au privé. Même s'il est
extrêmement difficile d'obtenir des données précises sur les
rémunérations dans la haute fonction publique, il est clair que l'écart
est important. A Bercy, où les salaires sont traditionnellement plus
élevés qu'ailleurs, un chef de bureau gagnerait moins de 30 000 francs
nets par mois. Pour un sous-directeur, l'ordre de grandeur serait de 35
000 à 45 000 francs en fonction de l'âge. « Après trois ans dans mon
entreprise, je gagne, hors stock-options, pratiquement trois fois plus
que si j'étais resté dans l'administration ! » avoue un jeune inspecteur
des Finances... qui préfère garder l'anonymat. En moyenne, le passage
au privé correspondrait à un doublement de la rémunération. Une «
culbute » qui n'incite pas à regagner son corps d'origine une fois la
disponibilité achevée. « Je ne pourrais pas payer mon impôt sur le
revenu ! » plaisante un ex-administrateur civil qui s'épanouit
aujourd'hui dans une institution financière.
« La véritable hémorragie touche les Finances,
confirme Dominique Lacambre, sous-directeur à la direction générale de
la Fonction publique. Cela tient pour une large part à la réduction du
périmètre de l'Etat. » Et à l'échec de la réforme de Bercy... Avec les
privatisations, le nombre de postes offerts aux grands commis en
remerciement de leurs bons et loyaux services a singulièrement diminué.
C'est particulièrement vrai pour les inspecteurs des Finances et les
membres du Trésor, habitués à truster les directions des banques et des
compagnies d'assurances publiques. Fini le « pantouflage » classique :
un poste de sous-directeur au Trésor ne constitue plus le marchepied
naturel vers les sommets de l'entreprise. En outre, en cassant, en 1995,
la nomination de Jean-Pascal Beaufret, chef de service des affaires
monétaires et financières à la direction du Trésor, au poste de
sous-gouverneur du Crédit foncier, le Conseil d'Etat est venu rappeler
quelques règles élémentaires de déontologie : un fonctionnaire ayant
assuré la surveillance ou le contrôle d'une entreprise ne peut y
travailler avant un délai de cinq ans. Si l'on ajoute à cela la
décentralisation et la montée en puissance de l'Europe, le nombre de
postes intéressants se réduit comme peau de chagrin. Rien d'étonnant si
les « mandarins de la société bourgeoise », caricaturés voilà trente ans
dans un célèbre pamphlet, ont le blues.
Pour autant, le passage au privé ne va pas de
soi. Préparer et suivre la scolarité de l'ENA implique avant tout d'être
motivé par un « profond intérêt pour la chose publique et la volonté de
servir l'intérêt général », comme on dit pompeusement à l'Ecole. Même
si une proportion de plus en plus importante des jeunes énarques a
d'abord fait ses armes dans une grande école de commerce. « Nous devions
être un bon tiers à avoir suivi ce parcours », estime un diplômé de la
promo 1996. En outre, le temps où les grandes entreprises s'arrachaient
les énarques semble en passe d'être révolu. « Les dirigeants des grandes
entreprises françaises sont encore majoritairement issus de l'ENA ou de
l'X. Or ils aiment s'entourer de gens formés au même moule qu'eux,
explique Bertrand Richard, du cabinet de recrutement Korn/Ferry. Mais
avec les grandes fusions transfrontalières, les choses changent. » A cet
égard, la fusion de Vivendi (réputé pour accueillir volontiers les
têtes bien faites de la méritocratie à la française) et d'Universal sera
certainement intéressante à suivre... « Les entreprises ne se
précipitent pas pour accueillir des anciens de l'ENA, confirme Marc
Lacan, directeur du développement du groupe Pathé (administrateur civil,
promo 89). Ils peuvent être perçus comme des personnes sans compétence
opérationnelle et à l'ego hyperdéveloppé. » Quant à l'époque « bénie »
où un énarque de 45-50 ans se trouvait immédiatement propulsé à un poste
de top management, les entreprises attendent avant tout que l'on fasse
ses preuves sur le terrain. « Quand on veut partir, on ne vous déroule
pas le tapis rouge, estime Michel Sirat, directeur des opérations chez
Suez (ancien du Trésor, promo 89). J'ai envoyé des CV et, comme tout le
monde, essuyé des refus. »
Pour beaucoup, le malaise des agents de l'Etat
reflète, in fine, le malaise de l'Etat lui-même. « On parle depuis
vingt ans de modernisation, de réforme. Mais qu'est-ce qui a changé ? »
interroge Roger Fauroux dans le remarquable ouvrage collectif qu'il
vient de consacrer à la crise de la fonction publique (1).
« Il n'existe pas de gestion des carrières au
sein de la haute fonction publique, déplore un jeune énarque. Cela
conduit à un incroyable gâchis de talents. » L'Etat se révèle incapable
de gérer les retours, même lorsqu'il ne s'agit pas d'expériences dans le
privé. Inspecteur des Finances passionné par l'international, Laurent
Trupin (promo 1989) a naturellement choisi d'effectuer sa mobilité à la
Direction des relations économiques extérieures (Dree). « Après avoir
dirigé durant quatre ans le poste d'expansion économique de Buenos
Aires, on ne me proposait que des postes intéressants à court terme,
mais sans réelles perspectives. » Depuis, il a préféré rejoindre
Carrefour pour diriger... le magasin d'Aulnay-sous-Bois. Car la plupart
du temps, revenir après une expérience à l'étranger ou même hors de son
administration d'origine correspond non pas à un retour à la case
départ, mais à la case n _ 1. Entre- temps, ceux qui sont restés ont
tranquillement franchi une nouvelle étape hiérarchique. « Aujourd'hui,
souligne également François Fayol, à la CFDT, un fonctionnaire ayant
fait office de directeur des ressources humaines dans un établissement
public pourra très difficilement obtenir une responsabilité de même
nature dans une autre administration que son corps. C'est un frein à sa
carrière. Et une perte sèche pour l'Etat. » Comment, dans ces
conditions, endiguer la fuite des cerveaux ?
Pour tout remède, le ministère
de la Fonction publique prépare une série de décrets destinés à
améliorer la gestion des ressources humaines. Principale innovation, les
carrières seront enfin décloisonnées. Et les cadres supérieurs de la
fonction publique autorisés à postuler à un poste dans une autre
administration. Certes, il ne faut pas sous-estimer la portée de cette
réforme. Elle devrait créer un appel d'air permettant, par exemple, aux
cadres ayant acquis une compétence professionnelle à l'étranger ou lors
d'un stage de mobilité de valoriser leur acquis. Mais il n'est pas
certain que l'élite administrative y trouve son compte. « Les énarques,
et singulièrement les administrateurs civils, vont se retrouver en
concurrence avec des techniciens _ ingénieurs à l'Equipement,
enseignants à l'Education nationale, médecins à la Santé _ pour des
postes en administration centrale », déplore ainsi Arnaud Teyssier, à
l'Association des anciens... La fuite des cerveaux n'est pas près d'être
endiguée. Une réalité d'autant plus dangereuse que, dans les quinze ans
qui viennent, 42 % des effectifs de la fonction publique devront être
renouvelés en raison de la pyramide des âges. Longtemps accusée
d'obésité, la haute fonction publique risque l'anémie.
VALÉRIE DELARCE
Nicolas bodson
Gracias por su excelente trabajo, un negocio complicado con final feliz
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